Pour Estelle

Pour Estelle

Estelle, Mamy d’Espagne, est une grand-mère très présente. Elle prend soin de nous comme une maman. C’est elle qui nous garde quand on est malade, c’est elle qui applique la crème sur mon eczéma. Elle nous emmène à la ferme, nous chante des chansons, nous apprend à jouer aux échecs. Elle a toujours des bonbons dans ses poches et elle les distribue généreusement.

Il y a onze ans, un jour d’octobre 2008, papa m’annonce que Mamy, sa maman, est atteinte d’un cancer du pancréas, fulgurant. Selon les médecins, il lui reste entre trois jours et trois mois à vivre. A moi, on me dit trois mois, ce qui me laisse l’imaginer passer les fêtes de fin d’années avec nous.

Sans précaution, la réalité me rattrape de ses sombres filets. La santé de ma grand-mère se dégrade rapidement. Elle est transférée aux soins palliatifs à l’hôpital Brugmann, où elle tombe dans le coma. Papa me prévient qu’elle n’en a plus pour longtemps. Si je veux la voir en vie, je dois lui rendre visite au plus vite. Le lendemain, j’ai la possibilité d’aller la voir mais le sort en décide autrement. Je crève. Triste présage.

Compte tenu du pneu à faire remplacer, ma visite est reportée au jour suivant. Mamy est couchée sur son lit d’hôpital, les draps blancs ramenés jusqu’aux épaules. D’un geste lent, je découvre ses mains chaudes et douces, croisées sur sa poitrine, pour les caresser. Je lui parle. Je lui raconte ma vie amoureuse. D’un naturel curieux, elle s’est toujours intéressée à mes histoires. Un jour, elle m’avait demandé : « Dis, tu aimes les filles ou les garçons ? » J’avais répondu, en souriant, qu’en aimant les deux, les possibilités étaient multipliées.

La nuit qui suit ma visite, à 2h du matin, le téléphone sonne, tranchant le silence de sa lame inéluctable. Je devine que ce que je redoute s’est produit. Nous sommes le 4 novembre 2008. Mon cœur se brise. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a attendu de me voir une dernière fois pour s’envoler.

Le jour de la crémation, assise à côté de mon grand-père, je cherche du réconfort dans sa main, mais sa main repousse la mienne. Je ne mange rien pendant une semaine. Je rate les cours pendant plusieurs jours. La douleur ne me quitte pas pendant un an. Une tristesse profonde, silencieuse, solitaire. Quelque temps après son décès, je fais un accident de voiture. Rien de grave, une sortie de route. Je me retrouve dans le fossé. Et je me prends à penser qu’elle me manque trop, qu’en partant, peut-être, j’aurais pu la rejoindre.

Depuis onze ans, ses cendres reposent dans une urne, à Bruxelles. Je vais la voir de temps en temps. Je lui offre une rose. Cela fera bientôt deux ans que Papy a son urne à côté de Mamy. Deux roses, à chaque visite.

De Mamy, je garde le collier-montre. Elle avait toujours dit que ce serait pour moi. Je le porte aux grandes occasions. Régulièrement, je lui parle. Je lui parle des enfants. Je sens sa présence. Elle est à côté de moi quand Lucile naît, le 11 novembre 2018, dix ans et une semaine après son décès.

Chaque année, depuis onze ans, le 4 novembre est un jour sans joie. J’aurais aimé que Lucile naisse une semaine plus tôt. Charlie et Eliott sont nés un 4, mais pas Lucile. Pourtant, c’est en elle que je vois un peu d’Estelle. Son calme, sa douceur. Parfois, je lui dis des phrases que ma grand-mère me disait. Peut-être ai-je besoin de croire qu’une étoile, Estelle, brille en Lucile, et que Lucile, à sa manière, remet Estelle dans la lumière de nos existences.

Mélissa, le 25 novembre 2019

avec l’écoute et la plume de Mélanie

Melanie