Parcours

Tout en sinuosité, mon parcours m’a conduite à expérimenter tantôt différentes formes de recherche, tantôt différentes formes d’écriture. Recherche scientifique, identitaire, philosophique. Écriture descriptive, analytique, créative. Écriture de soi et des autres.

Crédit photo : Audrey Bynens

Classes de neige

« Dans quelques semaines, vous serez en classes de neige à Leysin. Imaginez la lettre que vous pourriez écrire à vos parents. »

Quand Madame Jacqueline donne l’énoncé du devoir, j’ai onze ans. Je suis en sixième année primaire à l’école de Heyd, un village de campagne, avec ses fermes fleuries et ses maisons en pierre, aux pieds des Ardennes. J’ai un souvenir très précis du moment où l’institutrice rend les copies. Je revois la pièce, son étrange forme octogonale, nos petits bureaux noirs, dispersés sans ordre particulier, les murs ornés de panneaux colorés, les fenêtres hautes et larges, le spectacle des arbres frémissants.

Au bout de quelques minutes, Madame Jacqueline interrompt la distribution. Elle n’a plus qu’une feuille dans les mains, c’est forcément ma rédaction. Elle fait quelques pas vers le devant de la classe, se tourne vers les élèves, prend le temps de balayer les visages du regard. Mes joues sont brûlantes. J’observe son sourire énigmatique, suspendue à ses lèvres, en me demandant à quelle sauce je vais être mangée.

« Une lettre m’a beaucoup plu et je voudrais vous la lire », lâche-t-elle enfin.

Dans un mélange confus de soulagement et de trac, je l’écoute lire ma lettre. Elle raconte une succession de petites catastrophes sur un ton inspiré du « Petit Nicolas » de Goscinny, un personnage dont je raffole et dont je lis les péripéties avec délectation.

Les élèves éclatent de rire à plusieurs reprises, amusés des périls cocasses que je décris sans ménagement à mes parents. Je me souviens d’un passage où le lit superposé manque de céder sous le poids d’un camarade de classe. J’imagine un autre sur les boulettes qui sentent la nourriture pour chat, une aventure avec le remonte-pente auquel je reste accrochée malgré moi, ou encore une copine de chambre dont le réveil est cruellement réglé sur 5 heures du matin. Rien d’original, pas de quoi recevoir une médaille, mais ce jour-là, le rire franc de l’ensemble de la classe m’offre un moment de gloire inattendu.

Tempus fugit

En secondaire, je me découvre une passion pour ce qu’exècrent la majorité de mes congénères : les versions latines. Combien de samedis, de dimanches passés à traduire les textes proposés par Madame Palange, mon dictionnaire de poche à la main ? Je me vois sortir de ma chambre après des heures d’isolement, échevelée, dans l’état fébrile de l’enquêteur qui tient enfin le dénouement de l’intrigue, habitée des messages d’Auguste, Virgile, Pline, Sénèque, émotionnellement reliée à un temps qui n’est plus. Non seulement ces exercices m’ont procuré une joie intense, inavouable à l’époque, mais ils m’ont aussi permis de développer des compétences analytiques, le souci du mot juste et une sensibilité pour l’intemporel qui ne m’ont pas quittée.

A quoi tient le succès des innovations ?

Par différents détours, je me retrouve sur les bancs de l’Université de Liège en septembre 2001. J’ai 21 ans. Je suis inscrite à la licence en gestion de l’entreprise. Là-bas, je mets un point d’honneur à choisir la difficulté : statistiques, analyse des états financiers, gestion de la production, économie politique, finances publiques. Je travaille beaucoup et je relève tous les défis que je m’impose. Pourtant, on ne peut pas dire que ces matières me passionnent. L’organisation du travail et la gestion des ressources humaines m’intéressent davantage, notamment parce que j’y retrouve le plaisir de la nuance et du travail analytique.

Alors que je prépare mon projet de mémoire, je lis un texte qui me transporte dans un univers dont je n’avais pas idée. Un univers à mille lieues de ce qui occupe les bastions de la recherche en sciences de gestion. Ce texte est paru en 1988, dans les « Annales des Mines ». Ses auteurs, Akrich, Callon et Latour, sociologues et philosophes de renom, s’interrogent en ces termes : « A quoi tient le succès des innovations ? ». Leur réponse, en deux épisodes, parle d’intrigues, de retournements inattendus, d’intuitions, de doutes, de confiance, d’admiration, de haine. Rien ne permet au départ d’en prédire la réussite ou l’échec. Sous leur éclairage, non seulement l’innovation devient une aventure humaine – « socio-technique » plus exactement – mais la meilleure manière d’en rendre compte prend la forme d’une histoire, avec ses ressorts dramaturgiques. Voilà l’étincelle que j’attendais. Le point de départ de mon travail de fin d’étude, il y a quinze ans.

L’épreuve dans la recherche et la recherche dans l’épreuve

Les qualités analytique et littéraire de mon travail de fin d’étude m’offrent une invitation à faire de la recherche en sciences humaines à l’Université de Liège. J’accepte un premier contrat d’un an, honorée de cette invitation à entrer dans un monde que je regarde avec les yeux d’une enfant invitée à la table des grands.

En 2006, j’obtiens un mandat d’aspirante au FNRS. « La voie royale », me dit-on, alors que je me demande dans quoi je m’embarque et où cela va me mener. Au cœur de mon projet, il y a l’hypothèse que les collaborations entre entreprises et universités, a fortiori lorsqu’elles concernent des projets d’innovation, sont le théâtre d’interactions, de « traductions » singulières. Une fois dans le vif du sujet, je passe des centaines d’heures à m’entretenir avec des personnes d’horizons divers, dans différents secteurs d’activité : chercheurs, techniciens, chefs d’entreprises, cadres, doctorants, fonctionnaires du service public. Souvent, tout sépare ces personnes. Dans les projets se heurtent différentes visions de la recherche, différentes visions du monde. Bien sûr, on me parle d’objets techniques, de matériaux, de molécules, mais aussi – surtout – de risques, de doutes, de compromis, de promesses, de trahisons. Je développe mon sens de l’écoute et de l’éthique, ma capacité à saisir les enjeux, les points de vue, les non-dits aussi.

A la marge

Je défends ma thèse en mars 2011 et je décroche les félicitations du jury. Pourtant, mes juges s’accordent à la qualifier d’ovni. Un pavé de 350 pages dans le paysage de la recherche en sciences de gestion. Sur le moment, peu m’importe. Je me sens libre. Je flotte sur un nuage. Je peux aller boire un café, aller au cinéma, revoir des amis, reprendre des forces, déménager. En somme, continuer mon chemin, en prenant garde à ne pas remettre les pieds dans la recherche fondamentale, dont je sors épuisée.

Deux projets de recherche appliquée se mettent alors successivement sur ma route. D’abord en psychologie sociale, où l’on s’intéresse au raisonnement créatif et où je fais mes premières armes dans l’animation de groupe. Et puis en sciences politiques, dans une équipe dédiée à l’innovation sociale dans le secteur de la santé.

Une écriture plus personnelle

Entre ces deux emplois, je fais une pause. Je me cherche d’autres talents, d’autres compétences, d’autres centres d’intérêt. Je lis. J’expérimente. Je me prends à rêver d’un métier où je pourrais aider les gens à identifier leurs motivations profondes et à leur faire une place dans leur réalité. C’est aussi l’époque où je participe à mon premier atelier d’écriture sur le thème du récit de vie, celle où je rencontre l’homme avec lequel je me vois vieillir, et celle où nous avons l’heureuse surprise de devenir parents.

J’ai 34 ans quand je deviens maman. En même temps ou presque, la fragilité des vies qui m’entourent m’explose en plein visage et le besoin d’écrire se fait plus pressant. Écrire me permet de m’arrêter sur un événement – ou un « non-événement » –, de faire la mise au point avec des mots, de capturer dans des phrases ce qui me paraît tragiquement volatile. Ensuite, je range mes textes dans un dossier comme autant de pièces d’un puzzle dont l’image complète est une énigme.

Sur le plan professionnel, l’ovni continue de planer et je commence à sentir les effets d’être coincée entre deux cases. Chercheuse mais pas assez académique. Gestionnaire mais trop rêveuse. Sociologue sans la connaissance des classiques. Je dois me rendre à l’évidence, je n’ai plus ma place dans la recherche universitaire.

D’autres vies que la mienne

Juin 2017 sonne le début d’une errance professionnelle inconfortable et, souvent, douloureuse. Au début, je ne réalise pas ce qui m’attend. Même, je me réjouis de tourner la page, de faire quelque chose de nouveau. L’idée réapparaît d’aider les gens à renouer avec leurs motivations profondes. Les accompagner dans le récit de leur vie (déjà), mais aussi permettre aux compétences enfouies de remonter à la surface, identifier le dénominateur commun des activités dans lesquelles ils se sentent le mieux, chercher des voies alternatives pour se réaliser. Pendant quelques mois, je m’emploie à créer Move, mais rapidement, je me sens en porte-à-faux. Autant je me sens à ma place quand il s’agit d’écouter, de faire se souvenir, de mettre sur une ligne du temps, de construire une cohérence – ce qui me vaut d’ailleurs des retours positifs –, autant je dois reconnaître que la dimension « changement » n’est pas de mon ressort. Notamment parce qu’elle crée des attentes auxquelles il n’est pas toujours possible de répondre, mais aussi parce qu’elle se limite aux responsabilités individuelles, sans tenir compte des responsabilités collectives et politiques.

« Que toujours te déplaise ce que tu es pour parvenir à ce que tu n’es pas encore. Avance toujours, marche toujours, ajoute toujours. » Augustin d’Hippone

Je fais un pas de côté et je continue le voyage, avec dans la valise deux enseignements personnels. Premièrement – et c’est une confirmation – les histoires de vie me fascinent. Toutes. Même celles dont on me dit qu’elles n’ont pas d’intérêt. Les histoires de vie répondent à un scénario, traduisent une quête, déjouent des prédictions, comportent des virages, vénèrent des rencontres, déplorent des coups du sort, présentent des synchronicités. Elles sont une source de connaissances inépuisable sur les questions de l’existence, du destin, du hasard, de l’inconscient. Deuxièmement, l’écriture est mon instrument. Je veux dire que je ne peux pas faire autrement que d’écrire, que ce soit pour moi ou pour les autres.

Ensemble, les deux éléments créent une nouvelle étincelle. Un nouveau point de départ. Je m’inscris à une formation d’écrivain biographe à Bruxelles. Et pour la première fois depuis longtemps j’ai le sentiment d’être à ma place. Je développe une approche du récit de vie à la fois littéraire et historique, dans la dimension intergénérationnelle de l’histoire familiale. Puisse-t-elle également trouver sa force dans mon expérience de la recherche en sciences humaines et ses exigences en termes éthiques.

« Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque ; ni ce qui se fait en Italie ou en Arabie ; ni ce qu’est l’art grec, ni la poésie des ménestrels provençaux ; j’embrasse le commun, j’explore le familier et je suis assis à leurs pieds. » Ralph Waldo Emerson (1837)*

Et vous, qu’avez-vous fait de ce que l’on a fait de vous ?

* Traduit par Sandra Laugier, « La pensée de l’ordinaire et la démocratie intellectuelle, Esprit, mai 2000, p. 130.